Texte de présentation de la Coordination contre la société nucléaire

Une coordination nationale de collectifs anti-nucléaires s'est constituée suite à la manifestation parisienne de janvier 2004 afin de rassembler, au départ au sein de «la mouvance libertaire», les individus et les groupes soucieux de poursuivre une critique de l'industrie nucléaire civile, ainsi que de la société qui la produit et qu'elle contribue en retour à transformer.
Nous souhaitons aussi ne pas négliger les aspects militaires du nucléaire, que la critique a souvent tendance à oublier à l'heure actuelle, ou à identifier de manière un peu trop simpliste avec le nucléaire civil. La base minimum d'accord pour la constitution de cette coordination fut le refus des buts et des méthodes du Réseau pour sortir du nucléaire, qui dans la régression actuelle voudrait se présenter comme «le» mouvement anti-nucléaire et «la» voie réaliste pour une sortie à terme.
A l'opposé de ce réseau-lobby, notre minimum d'accord implique : D'oeuvrer pour une sortie immédiate et inconditionnelle du nucléaire, aussi légères que soient nos forces, et faibles les chances de voir se réaliser cette exigence – pourtant minimale devant la folie que constitue une prolongation de cette industrie, quelque forme qu'elle prenne. La défense impérative de notre indépendance et le refus de toute complaisance avec quelque appareil politique que ce soit – puisque aussi bien tous sans exception peuvent être qualifiés de nucléaristes et ont généralement oeuvré activement pour imposer cette industrie à la société.

Un mode de fonctionnement basé sur la libre association, la prise de décision en commun et le contrôle strict de toute délégation de pouvoir. Bref, le refus de la séparation entre organisateurs et piétaille militante juste bonne à manifester devant les médias, voire entre dirigeants et activistes professionnels. Notre but n'est pas d'acquérir une «pseudo-représentativité» comme lobby, en multipliant les signatures ou les adhésions formelles, mais de défendre des idées et une critique que chacun puisse s'approprier par lui-même. De tels principes de fonctionnement ont porté dans l'histoire le nom de démocratie directe, et les multiples formes de récupération et de déformation qu'ont connues ces principes – jusqu'aux appels actuels à la «démocratie participative » – ne nous dissuadent pas de revendiquer ce nom. Remarquons enfin que la critique du nucléaire avec ses inévitables aspects techniques et la «spécialisation» qu'ils imposent exige d'être d'autant plus vigilants pour éviter que ne se reproduisent des rôles hiérarchiques, comme la figure du «contre-expert».

Une des raisons les plus fondées de refuser le nucléaire reste la menace d' une catastrophe majeure que fait courir la poursuite de cette industrie. Dans une époque de faiblesse des mouvements sociaux et de régression des consciences comme la nôtre, où les aspirations à une transformation sociale émancipatrice se font toujours plus évanescentes ou désarmées, c'est peut-être l'argument qui sera le moins inaudible pour l'ensemble de la population, bien que nous sachions depuis Tchernobyl l'inanité des espoirs dans une «pédagogie des catastrophes », et que les inquiétudes diffuses débouchent plus aujourd'hui sur la demande de protection de l'Etat que sur la critique et la remise en cause. La probabilité d'une catastrophe majeure en France ne va cesser de croître dans les années qui viennent avec la décision de prolonger de dix ans la vie des centrales. C'est en tout cas ce que semblent penser les dirigeants, vu la série de mesures qu' ils sont en train de prendre, préparant dès maintenant l'après-catastrophe. Et c'est pourquoi la revendication de sortie du nucléaire en vingt ou trente ans est particulièrement inconséquente.


Cette menace de catastrophe n'empêche pas les dirigeants d'envisager la possibilité de relances de programmes nucléaires civils, à l'échelle française, européenne, et même mondiale : avec des centrales de troisième génération comme l'EPR franco-allemand, de quatrième génération comme celle du programme INPRO de l'Agence internationale de l'énergie atomique, ou encore avec des centrales thermo-nucléaire dont ITER devrait être le prototype, gérées par l'AIEA et les Etats les plus nucléarisés de la planète. De même, derrière l'écran de fumée des traités sur la non-prolifération des armes nucléaires et sur l'interdiction de leurs essais grandeur nature, la course à l'extension et à la sophistication de l'arsenal nucléaire reprend de plus belle, course que les cinq puissances qui en détiennent officiellement le monopole comptent contrôler pour leur bénéfice exclusif. A côté des bombes destinées à terroriser les populations, issues de la Guerre froide, elles envisagent d'en construire d'autres, beaucoup moins puissantes mais plus adaptées aux conditions des guerres «préventives» modernes.

En tout état de cause, l'anticipation la plus exacte possible des tendances en train de s'installer serait des plus utiles. Mais la probabilité d'un accident majeur n'est pas la seule raison d'arrêter immédiatement l'industrie nucléaire. Le fonctionnement normal du nucléaire (sans catastrophe majeure) est inséparable de conséquences sanitaires catastrophiques : pollution par le fonctionnement des centrales, production suicidaire de déchets, avec parmi ceux-ci les centrales elles-mêmes après leur arrêt. Ce fonctionnement implique aussi de nombreux périls connexes à tous les stades de la production, qui peuvent être autant d'occasions d'intervenir en les dénonçant : transport et stockage des déchets, dissémination des sources radioactives, pollution lors de l'extraction des combustibles, contaminations diverses des travailleurs du nucléaire (et incidemment traficotage des embauches, des conditions de travail et des normes de sécurité), recyclage des déchets dans l'industrie, les Bâtiments et Travaux Publics ; sans oublier les menaces terroristes vis-à-vis des sites, menaces tout à fait crédibles, même si le pouvoir utilise désormais cette question comme argument central pour sa propagande et sa politique de militarisation.


La technologie nucléaire et son déploiement ont aussi, en-dehors de leurs implications sanitaires, des conséquences politiques et sociales, et des effets sur les consciences absolument opposés à toute aspiration à la liberté et à la dignité humaines, ou à la recherche d'une autonomie individuelle et collective réelle. C'est à raison que l'on a pu parler à leurs propos de «technologies contre-insurrectionnelles préventives» ou de «glaciation nucléaire» de l'histoire des sociétés humaines. L'histoire du nucléaire fût d'abord l'histoire de la Bombe, et de l' avènement d'une forme nouvelle et terrible de domination avec un monopole étatique sans précédents de la puissance et de la violence destructrice absolue ; avec aussi la création par le capitalisme d'un processus technique et bureaucratique incontrôlable, se développant de manière autonome, et très difficile à arrêter rapidement. En cela, et malgré leurs différences, le nucléaire civil est bien la parfaite continuation du nucléaire militaire. Par le risque qu'il représente, le nucléaire participe aujourd'hui à l' ambiance sécuritaire au nom de laquelle les individus devraient abandonner les derniers lambeaux de liberté qu'il leur reste – ambiance sécuritaire dans un sens qui dépasse la sécurité en terme de police et d'utilisation d'instruments coercitifs, et où le besoin de protection devant des catastrophes tant sociales qu'écologiques a toute sa place.

Il produit ainsi, par la terreur larvée qu'il instille, par la dépossession qu'il incarne, une mentalité accablée et résignée, bref soumise, et une dépendance de fait aux spécialistes, jusque dans une hypothétique phase d'arrêt et de démantèlement de l'ensemble de la filière. Enfin, le nucléaire répond aux nécessités de production massive et centralisée d'électricité des sociétés industrielles modernes. Certes, contrairement à un argumentaire simpliste parfois repris par les antinucléaires radicaux, et paradoxalement encouragé par la propagande des nucléaristes eux-mêmes, une industrie nucléaire civile omniprésente n'est pas du tout inhérente aux sociétés de consommation de masse modernes : il existe nombre de sociétés de consommation modernes, et non des moindres, où la part du nucléaire dans la production électrique totale est beaucoup plus marginale qu'en France (cf les USA), voire inexistante (cf l' Autriche et le Danemark). Le chantage d'EDF sur «le nucléaire ou la bougie» est donc bien avant tout un gros mensonge chargé de dissimuler l'aberrante exception française en matière de nucléaire. Il n'en est pas moins vrai – et c'est pour nous décisif – que le nucléaire est, en France, par sa propagande récente, et surtout par son existence réelle, le partenaire privilégié d'un mode de vie consumériste et confortablement irresponsable, d'une fuite en avant dans la consommation passive de marchandises comme mode de vie à la fois résigné et schizophrénique, qu'ont diffusé comme un cancer les dernières décennies. Il encourage et permet notre dépendance vis-à-vis de l'absurde et misérable «confort électrique» (chauffage électrique, TGV, électro-ménager, TV, hi-fi, et maintenant «Technologies de l' information et de la communication»).

Dans le monde qu'ont produit la société industrielle et chacune de ses technologies depuis un demi- siècle – et dont le nucléaire est une espèce de concentré, de forme idéale – la soumission de chacun aux impératifs de l'économie, à ses faux besoins, à sa propagande-, a substitué la satisfaction des petits caprices du consommateur à la liberté véritable, et a fait oublier la différence entre les besoins et les désirs authentiques, et les envies manipulées pour les marchandises et les gadgets. Au-delà du redoutable cas particulier du nucléaire, c'est en fait la question des besoins réels propres à une société qui se trouve au coeur de notre démarche critique. Si nous sommes opposés au nucléaire et à son monde, c'est parce que nous considérons que seule une société en mesure de définir ses propres besoins en dehors de toute considération mercantile et de tout fétichisme technique pourrait être réellement libre. Certes, la société actuelle, avec le mode de vie qu'elle généralise de gré ou de force, nous apparaît éminemment critiquable non seulement à cause des nuisances et des dangers qu'elle produit inévitablement, mais aussi à cause de l'effarante pauvreté de son usage de la vie ou de sa conception du bonheur et de la richesse humaine. C'est pourquoi, si une chose aussi invraisemblable qu'un nucléaire sans danger sortait un jour du chapeau d'un magicien en blouse blanche, nous trouverions tout aussi nécessaire de nous y opposer.

Nous n'ignorons évidemment pas qu'à notre époque l'immense majorité de la population n'envisage plus de remettre en cause le mode de vie qui lui est fourni par la production moderne, et donc la quantité aberrante d'énergie qu'elle consomme, parce qu'elle en est devenue tout à fait dépendante et qu'elle ne sait plus imaginer autre chose. Devant cette situation, les écologistes d'Etat et leurs dupes mettent systématiquement en avant de prétendues alternatives techniques au nucléaire – énergies renouvelables et économies d 'énergie – qui permettraient miraculeusement de vivre de la même manière, et dans le même monde, mais sans les ≤problèmes≤ de pollution et les risques de catastrophes.

Malheureusement pour eux ces prétendues solutions techniques ne pourront vraisemblablement que rester marginales – et toujours centralisées et hors de contrôle des populations. Elles ont en réalité pour seules conséquences de renvoyer dans un avenir indéterminé une sortie effective du nucléaire. En l'absence d'un profond bouleversement de la société, de son mode de
production, et du mode de vie de chacun, bref en l'absence d'une révolution, il n'existe tout simplement pas d'alternative technique au nucléaire qui soit satisfaisante sur le plan écologique. Pour autant, il serait évidemment absurde de prétendre attendre une révolution pour mettre un terme à la fuite en avant du nucléaire alors que celle-ci risque d'être imposée partout dans le monde. Il est donc très vraisemblable que dans le contexte actuel un arrêt de la production d'électricité nucléaire impliquerait une augmentation considérable de la production d' électricité à partir de charbon, de gaz, ou de fioul. Et il est bien évident que cela reposerait à court terme d'autres problèmes environnementaux très graves.

Si une telle réforme était décidée, cela constituerait bien sûr en soi un net progrès de la situation, en réduisant considérablement les risques les plus immédiats pesant sur nos têtes. Mais il est très improbable que l'Etat français prenne cette décision de lui-même. Si par contre un arrêt du nucléaire était imposé par un mouvement social cela témoignerait d'un changement considérable, et d'une fin de la passivité des populations dépassant de très loin la seule question nucléaire, et augurant de bouleversements politiques beaucoup plus généraux. C'est pourquoi nous pensons que la reconstruction d'un mouvement antinucléaire conséquent exige d'abord de refuser de considérer sous l'angle exclusivement technique le problème social du nucléaire et de mettre au centre de notre critique la question politique.

Il s'agit donc de poser d'abord la question : «Qui décide ?» et de soulever le scandale d'une folie imposée par l'Etat, à la fois conséquence ultime de la logique utilitariste et quantificatrice abstraite du capitalisme moderne, et choix irrationnel même d'un point de vue économique. Mettre ainsi en avant la question politique c'est s'efforcer de contribuer à la renaissance de la discussion publique autonome de nos conditions de vie en refusant le monopole de la parole des médias et des spécialistes – le premier pas indépassable pour voir peut-être réapparaître une force sociale susceptible de combattre le nucléaire et le reste. En conclusion de ces quelques précisions quant à nos raisons de refuser le nucléaire, se pose la question des perspectives d'interventions que nous envisageons de suivre et des buts qu'il nous semble réaliste de poursuivre pour cette coordination. L'écrasement du mouvement anti-nucléaire depuis des années comme l'apparition de menaces plus récentes – que ce soit l'envahissement de nouvelles technologies (comme les biotechnologies ou l'informatique), la dégradation des rapports sociaux et des conditions d'existence en général ou l'évolution de la situation économique et «politique» – tout semble concourir à faire détourner la pensée de nos contemporains de la menace nucléaire, devant des problèmes plus récents et plus immédiats.

Il importe de réaffirmer que pour être ancienne la question n'en est pas moins toujours aussi actuelle et que ses conditions générales, les problèmes qu'elle pose, se sont aussi transformés, même si il faut bien constater que pour l'essentiel nous sommes obligés de répéter encore et toujours la même chose, et que le découragement qui en résulte est certainement une des sources de la faiblesse persistante de la critique antinucléaire. Toutes les occasions sont bonnes de faire entendre des voies discordantes – par voie d'affiches, tracts, bulletins, interventions, conférences-débats – d'essayer d'informer et de sensibiliser aux aspects les plus actuels du nucléaire, de stigmatiser les innombrables complicités, de démonter les rhétoriques nouvelles ou remises au goût du jour qui se mettent en place, jouant toujours plus des airs contradictoires pour s'efforcer de concilier la technologie nucléaire par essence ultra-centralisée et autoritaire avec les formes plus modernes de contrôle social symbolisées par Internet, avec lesquelles la dépossession est certes toujours aussi réelle mais plus diffuse et dissimulée derrière le «réseau» et la participation.

Il nous faut donc désormais critiquer à la fois l'habituation à la catastrophe et l'endormissement, le secret-défense et la transparence, la culpabilisation par la co-responsabilité chère au citoyennisme et la valorisation de besoins créés de toute pièce. Dans ce contexte, nous ne pouvons qu'oeuvrer à recréer un mouvement antinucléaire qui tente de peser sur la situation, en ouvrant le débat, en avançant dans la compréhension des choses (du nucléaire, de la soumission), en tentant de faire évoluer ces questions, tout en s'opposant radicalement à la logique nucléariste.

Paris, juin 2005 Coordination contre la société nucléaire
Pour toute correspondance
Coordination contre la société nucléaire,
c/o CICP, 21ter, rue Voltaire, 75011 Paris
P.S : Il va de soi que ce texte rend compte de l'état actuel de nos discussions et que cette plate-forme reste ouverte.

a suivre donc...
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